De Saint-Just de Narbonne à Saint-Étienne de Capestang, un maître d’œuvre du gothique languedocien

Imaginez… Capestang, en 1320, dans la maison du Chapitre
Jacques de Fauran, maître d’œuvre renommé de la cathédrale de Narbonne, présente aux chanoines du Chapitre de Saint-Étienne et aux consuls de Capestang, les plans ambitieux d’une nouvelle collégiale selon l’Art français.[1]. Le projet est grandiose : une abside heptagonale élancée, deux travées droites de chœur flanquées de chapelles latérales, un transept et une nef à trois vaisseaux, deux tours clochers.
Autour de la table, les débats sont à la fois enthousiastes et prudents. Les obstacles sont nombreux : démolition de l’ancienne église romane, déplacement du cimetière, destruction de plusieurs maisons pour libérer l’espace nécessaire à l’ouest…
Les travaux, appelés à durer plusieurs décennies, devront s’accommoder de la continuité des offices religieux. Leur financement reposera sur des legs, des indulgences accordées aux fidèles et sur les ressources du Chapitre, notamment celles de l’église rurale Saint-Sébastien de Viviers. Le consulat, qui administre la ville, promet un soutien financier.
Cette scène est une reconstitution fictive, mais elle reflète avec vraisemblance ce qui a très probablement eu lieu lors de la conception de la Collégiale dans le premier quart du XIVe siècle. Le défi est de taille : comment transposer l’art raffiné de la cathédrale narbonnaise à Capestang, petite ville prospère, deuxième du diocèse de Narbonne ? Comment adapter ses innovations techniques, dont la fameuse pierre armée à un édifice plus modeste ? Jacques de Fauran saura relever ce défi avec génie. |
La filiation paternelle
Pour comprendre l'œuvre de Jacques de Fauran à Capestang, il faut d'abord évoquer son père, Dominique, figure déterminante de l'architecture gothique languedocienne.
Arrivé à Narbonne vers 1295 pour participer à la construction de la cathédrale Saint-Just, Dominique de Fauran porte le titre prestigieux de maître principal de l'œuvre et dirige l’achèvement des chapelles absidales sous l’épiscopat de Gilles Aycelin (1290-1311). Il forme son fils Jacques aux secrets de l'art de bâtir dans la tradition des corporations médiévales.
Dominique transmet progressivement ses responsabilités à Jacques avant de mourir « à la tâche ». Cet apprentissage paternel explique sans doute la maîtrise précoce de Jacques et sa capacité à innover. À Capestang, il portera en lui l’héritage de l’excellence narbonnaise et l’expérience acquise sur les plus grands chantiers de son temps.
Jacques de Fauran, maître principal
En 1309, Jacques succède à son père comme maître principal de l’œuvre de la cathédrale Saint-Just de Narbonne. À peine âgé d’une vingtaine d’années, il dirige déjà l’un des plus importants chantiers gothiques du Midi.
Pendant plus de 25 ans, il mène à bien l’achèvement du chœur de la cathédrale : élévation des arcs-boutants, des voûtes centrales et des tours du chevet. Il développe des innovations techniques remarquables, notamment l’usage de la « pierre armée », un système d’agrafes métalliques renforçant les maçonneries.
Un rayonnement régional
La réputation de Jacques dépasse largement Narbonne. En 1320, il est appelé à Gérone pour diriger la construction de la cathédrale locale et s’y rend six fois par an pour un salaire important, témoignage de son prestige. En 1324, il intervient à Perpignan pour la construction de l’église Saint-Jean.
Ses compétences ne se limitent pas à l’architecture religieuse : il participe également à des travaux publics, comme la construction de ponts à Narbonne (1327 et 1336) et probablement au nouveau palais archiépiscopal. En 1341, il conçoit le catafalque de Bernard de Fargues, archevêque de Narbonne et seigneur de Capestang, supervise les obsèques et assure la fermeture du tombeau dans la cathédrale Saint-Just.
« Citoyen et habitant de Narbonne »
Bien qu’il ne soit peut-être pas originaire de la région, Jacques fait sa vie à Narbonne, où il acquiert le statut de civis et habitator. Il y meurt probablement vers 1348, victime possible de la grande peste qui ravage alors l’Europe.
Le chantier de Capestang : un mystère documentaire
L’attribution de la collégiale à Jacques de Fauran repose entièrement sur l’analyse architecturale et technique de l’édifice, les documents d’archives étant absents. Cette méthode révèle parfois plus que les textes disparus.
Vers 1320, un chantier d’envergure s’ouvre à Capestang pour remplacer l’ancienne église romane. L’ampleur du projet surprend pour une collégiale desservie par seulement sept chanoines et témoigne de l’intervention d’un maître d’œuvre de premier plan.
La signature architecturale de Jacques de Fauran
Dans la collégiale, elle se reconnait dans plusieurs éléments :
· Supports : piliers semi-circulaires engagés avec une seule demi-colonnette axiale, moulures interrompues selon le principe de « pénétration ».
· Chapiteaux : chapiteaux « à bec » lisses, couronnés d’une double moulure, privilégiant la ligne verticale épurée.
· Iconographie : clef de voûte de la deuxième chapelle sud représentant un Christ trônant accompagné de deux anges, directement inspirée du « Grand Christ » de l’abside de Narbonne.
Une adaptation créative
À Capestang, Jacques de Fauran transpose habilement ses innovations narbonnaises à un édifice plus modeste. L'innovation la plus remarquable est l'usage de la "pierre armée". Des agrafes métalliques de 40 à 70 cm, scellées au plomb, relient les pierres entre elles dans les parties hautes du chœur. Cette technique de renforcement, employée dans les grandes cathédrales du nord comme Reims, est totalement inédite en Languedoc.
Ces agrafes témoignent d'une maîtrise technique exceptionnelle mais aussi d'une compréhension fine des contraintes architecturales. Elles sont placées stratégiquement : au niveau des arcades des chapelles, aux points de poussée maximale des voûtes.
Des tirants provisoires ingénieux
Pendant la construction, Jacques de Fauran fait installer des tirants métalliques provisoires pour maîtriser les poussées lors de l'élévation des arcs. Les crochets en attente, scellés au plomb, sont encore visibles aujourd'hui. Cette précaution révèle un architecte soucieux de la sécurité du chantier et de la pérennité de son œuvre.
L'approvisionnement organisé
L’étude des matériaux révèle une organisation remarquable. Les pierres, extraites de la carrière de La Roque à Montels, à 4 km de Capestang, sont taillées en série selon deux modules standard (65 et 75 cm). Elles sont ensuite transportées par barques directement sur l’étang de Capestang, qui s’étend jusqu’à Montels, facilitant leur acheminement vers le chantier. Cette rationalisation témoigne d’une gestion moderne et efficace du chantier, caractéristique des grands maîtres d’œuvre du XIVe siècle.
Un chantier interrompu
Le projet s’interrompt brutalement au milieu du XIVe siècle, laissant inachevé le plan initial. Plusieurs facteurs expliquent cet abandon : la peste noire de 1348, la disparition de Jacques de Fauran, puis la guerre de Cent Ans et la chevauchée en 1355, d’Edward de Woodstock, fils d’Édouard III d’Angleterre, héritier de la Couronne anglaise, dit le « Prince noir ».
Ces fléaux entrainent une grave crise démographique et économique. Le chantier restera inactif pendant près de 100 ans. Au XVe siècle, seules deux travées de nef unique et un clocher seront élevés, dans un esprit d’économie et de simplicité.
L’héritage de Jacques de Fauran
Malgré son inachèvement, la collégiale de Capestang demeure un des plus beaux témoins du gothique languedocien. Elle perpétue le souvenir d’un maître d’œuvre qui, au XIVe siècle, porta l’architecture régionale à son apogée, adaptant avec génie les innovations venues du Nord pour créer un gothique authentiquement méridional.
Au fil des siècles, le nom de Jacques de Fauran s’est effacé des mémoires capestanaises. Longtemps, le chantier a été attribué à Jean Deschamps, un autre maître d’œuvre de Narbonne. Jusqu’à récemment une légende locale évoquait aussi le meurtre de l’architecte médiéval, orchestré par des Narbonnais jaloux. Tout cela n’avait aucun fondement historique et ce n’est qu’au début des années 2000, qu’Adeline Bea, historienne de l’art médiéval, a mis en lumière la signature architecturale indéniable de Jacques de Fauran dans la collégiale Saint-Étienne.
Aujourd’hui Jacques de Fauran, si longtemps oublié mais dont l’œuvre, bien qu’inachevée, suscite l’admiration, mériterait que l’on donne son nom à un lieu dans Capestang…
Bibliographie :
· La collégiale St-Etienne de Capestang, un ambitieux chantier de la première moitié du XIVe siècle, Adeline Bea, Mémoires de la Société Archéologique du Midi de la France, t. LXVIII (2008)
· Contribution à l’Histoire de la cathédrale St Jut de Narbonne, Louis Sigal, archéologue, Bulletin de la Commission archéologique et littéraire de Narbonne, Tome XV, 1921
· Jacques de Fauran, par Christian Freigand, Les bâtisseurs des cathédrales gothiques, Editions Musées de la ville de Strasbourg, 1989, p.127-132
· Il factotum della cattedrale. Arnau de Montrodon e la nuova sede gotica di Girona (1312-1347), Joan Molina Figueras, AISAME ,Associazione Italiana Storici dell’Arte Medievale, 2010
· Bernard de Fargues, 1311-1341 : un archevêque de Narbonne contesté ?, Benoît Brouns, 2000-2003, tome 50 pp. 41-95, Bulletin de la société archéologique de Narbonne
Texte de Christine Espallargas-Moretti. - 19/09/2025
Texte en téléchargement ci-dessous
