« Pardon, la rue du Moulin à huile, s’il vous plaît ? »

par Philippe Barjaud


Dans quelle ville nous trouvons-nous ? Capestang ? Vous êtes sûr ? Mais aucune rue ne se nomme ainsi, voyons…
Et pourtant si, c’est bien Capestang, mais le quidam qui aurait pu poser cette question ne vit plus de nos jours… Pour être précis, nous sommes au beau milieu du 19ème siècle. Et si les façades n’ont que peu changé depuis, à l’intérieur des remparts, la géographie urbaine de cette époque porte bien d’autres noms qu’aujourd’hui.
Prenez par exemple ce quartier, en remontant le cours du temps… Arrivant par le chemin de grande communication n°16 de Narbonne à Puisserguier, nous nous sommes engagés dans la rue Porte Roi, ma foi de belle allure, avec cette imposante église au fond. Ayant tourné à droite dans la rue fort pentue de la Roque, nous avons finalement trouvé à notre gauche une bien jolie rue des Jardins. Là, nous tombons sur un autochtone revenant de son jardin du Saint-Laurent, et un peu perdu, nous lui posons la question….
« La rue du Moulin à huile ? vous y êtes presque, mes braves, juste à votre gauche, là où on aperçoit ces magnifiques rosiers… ».
Vous avez reconnu les rues dont nous parlons ? Elles s’appellent aujourd’hui « de la République », « Lucien Salette », « Arago » ou « Littré »… Mais pourquoi donc change-t-on les noms des rues ? Un chercheur héraultais, Richard VASSAKOS (1), nous donne sa vision :
« La victoire des républicains à la fin des années 1870 permet à ceux-ci d’envisager l’application de leur programme. Accédant progressivement à la tête des conseils municipaux, ils développent une politique symbolique destinée à enraciner et à diffuser leurs valeurs en honorant les grands hommes qui les ont véhiculées. On assiste alors à une véritable politisation du décor urbain, de la grande ville jusqu’au village. »
Et c’est ainsi que valsent les plaques de rues, que le Roi cède la place à la République, que plus tard la Roque s’efface devant Lucien SALETTE, député SFIO de l’Hérault de 1930 à 1937, et que le rues des jardins et du moulin à huile sont baptisées des noms des illustres savants François ARAGO (2) (astronome, physicien…) et Émile LITTRÉ (médecin, révolutionnaire en 1830, et auteur du fameux Dictionnaire de la langue française), le savoir étant le meilleur moyen de contrer l’obscurantisme et d’avancer résolument dans la direction du progrès !
Plus récemment, le même mouvement de balancier s’est opéré de manière brutale entre 1940 et 1944, quand le régime de Vichy a pris l’initiative d’effacer le souvenir du Front Populaire, par exemple en débaptisant le 7 janvier 1941 la place Roger SALENGRO (ministre du Front populaire, suicidé en 1936 suite à une campagne de calomnie) pour lui donner le nom de PÉTAIN, lequel sera effacé à son tour le 23 août 1944 au profit des « Martyrs du 7 juin 1944 », en hommage aux suppliciés de l’embuscade de Fontjun. Une place qui, d’ailleurs, s’appelait dans les temps anciens la place de Saïsses, comme le ruisseau et la source qui alimentaient en eau le village.
Il nous reste à préciser l’origine des informations qui ont permis d’écrire cet article. En effet, l’ancien cadastre napoléonien de 1809, le premier plan détaillé de la ville, ne porte aucune dénomination de rue ou place, seulement les principaux chemins. Alors ? Eh bien il se trouve que nous avons eu le privilège de consulter un document exceptionnel, l’ « Atlas du plan d’alignement de la ville de Capestang », dressé en 1855 par le géomètre Alexandre GINIEIS, et dont est issu l’extrait en illustration.
Nous aurons l’occasion d’en reparler très bientôt. Car ce document permet de retrouver une foule de souvenirs, comme le tracé des remparts existant encore à cette époque, celui des anciennes canalisations souterraines amenant l’eau aux quatre coins de la cité, ou encore les patronymes des familles habitant dans telle ou telle rue et maison…
Comme quoi un simple plan de géomètre est à la fois un élixir de régénération de la mémoire locale, et un bon indicateur de la marche de l’Histoire…
Bibiographie
(1) Richard VASSAKOS est l’auteur, entre autres de :
- « La République des plaques bleues. Les noms de rue républicains en Biterrois 1870-1945, un affrontement symbolique », Cazouls-lès-Béziers, Éditions du Mont, 2018
- « Révolution nationale et toponymie urbaine en Languedoc-Roussillon », in Nouvelle revue d’onomastique, n°52, 2010, pp. 33-68
(2) J’espère ne pas confondre avec son frère, Emmanuel ARAGO, qui fut avocat et homme politique républicain, brièvement ministre pendant le siège de Paris en 1870…